Techniques d'Education Pour La Paix
Existent-elles ?
Réponse á une enquête d'Unesco
Des techniques pour développer, par l'éducation, l'esprit de collaboration internationale, l'esprit de paix? Y en a-t-il? Qu'entend-on par la?
Eduquer des enfants pour qu'ils soient des hommes, des membres de l'espèce humaine, et non des "nationaux"? Grand projet, où de puissantes Eglises ont échoué; et l'on s'est résigné avec le vieux dicton antique: l'homme est un loup pour l'homme.
Cependant, l'idée de l'homme "humain", quels que soient sa race, sa couleur, sa religion, son pays, est née peu à peu, et s'est liée au beau mot d'"Humanités", appliqué à un type d'éducation, issu de la Renaissance qui est loin d'avoir, aujourd'hui encore, perdu tout son prestige. Faire ses Humanités... Anatole France a écrit là-dessus des pages inoubliables. C'est puiser aux sources de la civilisation occidentale, en assimiler l'essentiel, à travers deux langues mortes, dans des textes sélectionnés par le temps jusqu'à en avoir acquis une noblesse hiératique. Et tous les replis de l'âme humaine, supposée toujours semblable à elle-même, y sont pieusement étudiés : actes, idées, sentences, qui prennent, valeur d'exemple, de stimulant ou d'appel à la résignation.
A travers les nobles langues anciennes, ce code "humain" s'est transmis, à tous les peuples occidentaux, il a sauté l'Atlantique, pénétré jusqu'à l'Inde, et la forte tradition de la citation latine subsiste encore dans maint discours parlementaire ou académique,
Hélas! ces Humanités partagées internationalement n'ont rien changé à l'humanité tout court, et la Chrétienté, dont elles sont l'apanage, s'est divisée en peuples ennemis dans le même temps que ce type d'éducation s'y élaborait. Il ne s'élaborait d'ailleurs qu'au bénéfice d'une minorité, dans chaque nation. Il prit même rapidement figure de franc-maçonnerie aristocratique, distinguant l'homme éduqué de l'homme du commun, idée qui subsiste encore chez beaucoup de familles; et de nombreux jeunes gens ne font du latin et du grec que parce que c'est socialement "bien".
Dans un monde nouveau, créé au XIXe siècle par l'évolution rapide des conditions matérielles, par une transformation profonde du pouvoir de l'homme sur les choses, ce mince vernis des Humanités craque, et perd peu à peu son sens. Les hommes aux leviers de commande, s'ils l'ont reçu, doivent le compléter par d'autres connaissances, et le bagage ainsi constitué est hétéroclite. Constitue-t-il un équipement pour la Paix ? C'est selon
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le tempérament de l'individu. Arrivent de plus en plus aux leviers de commande des hommes qui ne l'ont pas reçu, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient moins aptes à tenir la barre et à travailler pour la paix.
Et derrière ceux qui se tiennent aux leviers de commande, n'y a-t-il pas les peuples, les foules, les masses, nouveaux venus à la vie politique, depuis que la civilisation de quantité a remplacé la civilisation de qualité? Ceux-là n'ont pas été frottés d'Humanités. En sont-ils moins aptes à concevoir un monde pacifique où les efforts conjugués des hommes, à l'heure du grand pouvoir magique sur les choses, devraient donner à chacun la sécurité et la dignité de la vie? Certainement non. Mais désirer et concevoir les moyens de réaliser, ce n'est pas la même chose.
Ce grand public devant qui se joue la partie, qui est maintenant appelé à en suivre les péripéties par la lecture des journaux, par la radio, par le cinéma, peut-il vraiment la suivre avec autre chose que les mouvements de son cœur? Est-il capable de se rendre compte que la partie est infiniment compliquée et que ce qu'il voit se produire sur le devant de la scène n'est pas tout? Est-il capable d'admettre, quand il est un grand public national, les compromis et les sacrifices nécessaires à la vie en commun des nations?
Il compte, ce grand public. Sur la scène, certains acteurs savent qu'ils dépendent de lui; les soutiendra-t-il, ou les conspuera-t-il au moment crucial ? On le nourrit d'encre d'imprimerie, à toutes les sauces, pour peu qu'il ne soit pas illettré; mais Dieu sait comment il digère ces menus! Et gouvernants et gouvernés avancent et reculent, titubant ensemble, sans être sûrs de pouvoir, en s'appuyant les uns sur les autres, éviter la chute. Ils essaient de se diriger vers un avenir qu'ils voudraient clair, tout en étant conscients que leur maladresse peut les mener à poser le pied sur le ressort d'une machine infernale. Et, dans la passion qui les agite, les peuples se crieront encore une fois les uns aux autres; "c'est ta faute! "
Comment sortir de ce brouillard et surtout de la passion, qui est encore et surtout nationale? Comment éduquer ces foules liseuses de journaux, écouteuses de radio, afin qu'elles lisent et écoutent avec leur raison et non avec leurs émotions? Comment élargir leur horizon au-delà de l'environnement familier, dont elles ignorent qu'il dépend du grand tout économique qu'est le globe?
Quelle technique d'éducation créera les véritables Humanités nécessaires à la conception de l'humain sur la terre actuelle, prête à fleurir ou à éclater?
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Le hasard a fait tenter un essai, vieux maintenant de près de 25 ans. A Genève, quelques fonctionnaires de la Société des Nations, en 1924, animés de la foi en l'institution qu'ils servaient, décidèrent de créer une école où leurs enfants seraient élevés en accord avec le monde nouveau qu'on croyait voir se construire, monde de paix et d'entente entre les nations.
Ce ne fut pas une école utopique. Il était entendu que chaque entant devait pouvoir rentrer dans son pays, convenablement équipé pour continuer ses études dans l'une des universités nationales (les intellectuels tiennent à procréer des intellectuels). Les vieilles Humanités eurent leur part. Mais il fut aussi entendu que l'on s'efforcerait de donner à ces enfants la vision totale du monde qui était le chantier de travail de leur père ou de leur mère. Non seulement la vision, mais la connaissance et la compréhension; non seulement la connaissance, mais l'amour et le désir de la paix, le sentiment de la fraternité humaine.
Des éducateurs furent chargés de cette tâche. Aux petits S.d.N. se joignirent d'autres enfants. En vingt-cinq ans, plus de 2000 enfants ont passé par cette école. Jamais moins de 19 nationalités n'y furent représentées au cours d'une même année. Certaines années, il y eut jusqu'à 30 nationalités. Il fallut bien inventer des techniques pour organiser la vie de ce troupeau bigarré, pour en faire une école, avec un esprit, et que cet esprit fût justement un esprit international.
Techniques empiriques d'abord peu à peu ajustées, qui commencent à devenir traditionnelles, qui risquent même peut-être de se scléroser. C'est peut-être justement l'heure de les disséquer, d'en vérifier la valeur, d'en tirer des conséquences dépassant cette école.
Essayons.
D'abord, les enfants étaient mélangés. Les nationalités se coudoyaient. Des Chinois, des Japonais, quelques Indiens, quelques habitants du Proche-Orient partageaient la vie d'une masse plus compacte d'Européens de toutes les cases de l'échiquier, et d'Américains, surtout du Nord. Ce coudoiement suffit-il à créer un esprit international et un esprit de paix? Non. Mais il peut beaucoup. Il crée des conditions initiales exceptionnelles.
Les enfants perçoivent pratiquement que le monde est habité par bien des variétés d'humains, aux mœurs diverses, parlant toutes sortes de langues. A ce spectacle, étrange d'abord, ils s'habituent; bien plus vite que des adultes, il faut le constater. Le corps des professeurs était, et est, international. Il à
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compris jusqu'à 15 nationalités. Elles se sont moins interpénétrées que celles des enfants.
Mais l'esprit international, la volonté consciente de collaboration, n'émerge pas forcément de cet amalgame, comparé par certains à la tour de Babel. Rivalité, compétition, exaltation du sentiment et de l'orgueil national pourraient aussi en naître.
Qu'en a-t-il été? En 1945, la direction de l'Ecole internationale de Genève, renouent les fils rompus par la guerre, conviait tous ses anciens élèves, dispersés de par le monde (ceux du moins dont elle avait l'adresse), à répondre à un questionnaire dont voici une partie :
"Quelle est l'impression la plus forte qu'a fait sur vous l'esprit de l'Ecole? A-t-il eu quelque influence sur vos actes et sur vos opinions ? Quels sont les souvenirs qui restent le plus fortement gravés dans votre mémoire?"
Soixante-quatre réponses explicites sont arrivées et ont pu être publiées dans le Journal annuel des Anciens Elèves et Professeurs en 1946 et 1947. Ces réponses venaient de tous les coins du monde. Dans ces soixante-quatre réponses explicites (beaucoup d'autres arrivèrent, mais trop vagues pour être prises en considération), quarante-cinq répétaient, en termes souvent presque identiques, la même pensée.
Je cite, au hasard :
"One of the most important things I believe to hâve learned at the Ecolint is understanding and tolérance, and, even though it is not enough to secure peace, it is very substantial that the people who hâve to agrée are understanding and respecting each other. I never forgot my knowledge of colours and nationalities being without any importance if only we had been together long enough to know each other a little. "L'esprit sportif", I believe, had a great deal to do with that, the demand for "fair play". I never hâve been able to get caught by the nationalistic and chauvinistic currents, which came ail over the world following the war, and that even though my country was occupied by the Germans and that I naturally stood on the side of the Allies and looked forward to the day when we would be able to throw out the invaders, I never felt any hatred directed against the Germans because of their nationality."
écrit
par un garçon danois qui a quitté
l'Ecole
Internationale à 14 ans,
l'ayant
fréquentée quatre ans.
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"L'impression la plus forte de l'école sur moi fut cet esprit de camaraderie ne tenant compte ni de la race, ni de la nationalité."
écrit
par une Française ayant quitté l'Ecole
à
16 ans, y ayant séjourné deux ans.
"Ecolint, for the brief period I was there, proved conclusively that it is possible for people of différent nationalities, religions and background to live together happily and on a complète equal basis."
écrit
par une Américaine de 16 ans
qui
séjourna à l'Ecole un an.
"Je crois que l'esprit et l'enseignement à l'Ecolint, quand j'étais élève pendant dix ans, a eu beaucoup d'influence sur mes opinions et sur mes actes. La guerre n'a fait que renforcer en moi la conviction de la nécessité d'une solidarité internationale basée sur l'entente des peuples."
écrit par un Italien sorti de l'Ecole à 18 ans.
"The strongest impression I received at Ecolint was the continual demonstration of the fact that incompatibility between nationalities is not inborn or natural, but acquired under group pressure and ceases as soon as that pressure is removed."
écrit
par une Autrichienne qui passa
deux
ans à l'Ecole, de 15 à 17 ans.
"I feel that in matters of human relations, Ecolint influence is constantly présent and impossible to break away from me: not to find fault with the other man, but to try to understand his views end actions. To give a more concrète example : during the last few years, in spite of some rather varied expériences, 1 could never get myself to hâte and I always felt guilty when other people preached hâte. Even when witnessing S. S. men beating up young Jewish boys on a railway siding near Auschwitz, 1 could not help but feel sorry for them to hâve become so degraded, their minds so numbed, that one could hardly call those men human beings any more.
"But I think what Ecolint has taught us can best be expressed in the words of Saint- Exupéry, if you will allow me to quote from Terre des Hommes, "Etre homme, c'est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semble pas dépendre de soi."
écrit
par un jeune Juif polonais, qui combattit dans l'armée
anglaise
et fut prisonnier en Allemagne. Il avait
passé
trois ans à l'Ecole, de 13 à 16 ans.
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"L'Ecole m'a donné par son esprit et son enseignement une mentalité xénophile. Je m'exprime mal, mais je veux dire par là que chaque pays connu ou inconnu m'est aussi cher que le mien, par ce que j'en sais ou par ce que j'en imagine."
écrit
par une jeune Suissesse, qui a passé
cinq
ans à l'Ecole de 10 à 15 ans.
"L'impression la plus forte qu'a faite sur moi l'esprit de l'Ecolint est celle de l'amitié internationale. Cette impression, je ne l'ai ressentie que plusieurs années après avoir quitté l'Ecole. Arrivée en Belgique, ce fut tout d'abord un grand vide, L'ambiance que je quittais me semblait si normale, si naturelle, que je ne me doutais pas qu'elle était l'expression très réelle et exceptionnelle d'un idéal de fraternité internationale que chacun de nous conçoit secrètement."
écrit
par une Jeune Belge, qui vécut à l'Ecole
entre
sa sixième et sa dixième année.
"Je déteste les phrases dramatiques et souvent fausses, mais l'Ecolint ne doit pas mourir. Je m'en rends compte de plus en plus, surtout maintenant que je travaille dans une institution internationale, car l'esprit qu'il faut dans une organisation comme celle-ci et dans le monde entier est précisément celui qui animait l'Ecole quand j'y étais et qui, je l'espère et je le crois, l'anime toujours. Il est d'autant plus important que ce soit dans une école, car le sens de l'Humanité, qui va plus loin que les différences nationales, politiques, religieuses, doit être fondé dans l'esprit et l'amitié des individus et les liens d'enfance sont bien plus forts et souvent les plus profonds."
écrit
par une jeune fille Américaine, qui vécut à
l'Ecole entre sa sixième
et sa douxième année.
"Vous vous rappelez le Takamasa japonais, Dignowiti l'Allemande, Mlle Zanni de la Turquie, les Nieto de la Colombie, tous camarades ? Si le monde entier avait connu cet esprit de fraternité, d'amitié sincère, n'est-ce pas que la guerre des politiciens qui a presque tué le monde aurait été impossible? "
écrit
par un Colombien qui passa deux
ans à l'Ecole, de 14
il 16 ans.
Et il y a deux lettres poignantes, reçues dès la guerre finie, l'une d'une Japonaise, l'autre d'un Allemand, trop personnelles pour être citées, même anonymement.
N. B. Ces citations sont faites textuellement, dans la langue où la lettre a été écrite.
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Voici donc quelques signes, parfois maladroits, d'un même état d'esprit. Comment fut-il obtenu ? Y eut-il technique? A première vue, il semble que la camaraderie à joué le rôle principal. Cependant, ils parlent aussi de l'enseignement, et, personnellement, je crois que la camaraderie a joué son rôle, normal dans toute école, mais dans une certaine ambiance qui fut créée par des techniques, plus ou moins empiriques mais voulues cependant.
Les voici.
D'abord une attitude collective des adultes: minimiser la notion de nationalité. Jamais on n'en parlait comme de quelque chose qui comptât. Et jamais non plus on ne prêcha : "Vous devez vous aimer en dépit de vos nationalités." On a soigneusement évité tout sentimentalisme. Cependant une règle était et est délibérément inculquée, ex cathedra : "Vous pouvez vous disputer; vous le ferez, fatalement; cela arrive à tous les enfants et à certains adultes. Mais, aussi furieux que vous soyez, vous ne devez jamais vous servir de la nationalité ou de la race comme terme d'insulte. C'est, dans cette école, le crime des crimes."
Le crime s'est produit, mais très rarement, et suivi d'une grande contrition. C'est ainsi qu'un jeune Albanais suppliait un Polonais de ne plus le taquiner, "parce qu'alors je ne pourrai pas m'empêcher de t'appeler sale Polonais, et alors "ils" feront encore une de ces histoires!" Le Polonais convint qu'il valait mieux éviter l'histoire; et au fond, ils étaient grands amis.
Mais ces règles ne représentent pas à vrai dire des techniques; seulement des attitudes, des conditionnements, et elles sont plutôt d'ordre négatif.
Inculquer aux enfants que la guerre est une chose horrible, désastreuse pour tous, vainqueur ou vaincu, que c'est un spectacle révoltant, est-ce un conditionnement négatif ou positif ? Je ne sais. Nous avons essayé de le produire en lisant aux enfants, chaque année, à certains anniversaires, des pages affreuses de livres de guerre, français, anglais, allemands. Ils écoutaient, pleuraient ou frissonnaient. Certains en ont gardé un souvenir indélébile. Ainsi, une jeune Bulgare nous a écrit: "Les assemblées du 11 novembre, voilà, je crois, ce qui m'a laissé la plus profonde impression de l'Ecolint. Je suis venue d'un pays où cette date n'était pas célébrée. Il m'est resté un souvenir d'idéalisme de ces années 1929, 1930, 1931. Imprégnée de cette atmosphère que nous respirions ici chaque novembre, j'ai eu naturellement un choc, lorsque, de retour au pays, j!apprit que, pour mes compatriotes, le 11 novembre était une date de raillerie et non de
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recueillement. Moi, j'avais ressenti mieux à Genève. Je ne me vante pas d'être devenue internationale et pacifiste, mais bien d'avoir un esprit élargi, grâce à l'éducation reçue à l'Ecole Internationale."
Mais, d'autre part, je me souviens d'un jeune garçon qui, à la suite d'une de ces démonstrations par l'horreur s'en fut dire à sa mère: "Eh bien, moi, quand je serai grand, j'irai dans un pays ousqu'il y aura encore la guerre! "
Technique douteuse, me semble-t-il.
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J'en arrive à d'autres, établies pour atteindre, au-delà des sentiments, des comportements, le contenu même de l'esprit, ce qui le meuble, ce dont se nourrit la pensée.
M. Dupuy, ex-professeur de Géographie à l'Ecole Normale de Fontenay-aux-Roses, ex-secrétaire de l'Ecole normale de la rue d'Ulm, en France, mis à la retraite, vint enseigner à l'Ecole Internationale dès 1925 et pratiqua son enseignement jusqu'en 1940. Il inventa une nouvelle discipline: la Géographie synthétique, qu'il appelait aussi Culture Internationale. Il était parti des observations suivantes: nous apprenons à imaginer le monde à l'aide de cartes, par un livre, l'Atlas, beaucoup plus courant que le globe-mappemonde dans les écoles ou dans les familles. Notre initiation se fait généralement au moyen d'un petit livre primaire, mi-atlas, mi-manuel. Dans la plupart des ces, ce livre, dès les premières pages, nous montre la carte de notre propre pays. C'est celle qui se fixe la première dans notre imagination. Il y a bien de vagues planisphères en tête ou en queue du livre. Elles occupent une page exactement aussi grande que celle occupée par la carte de notre pays.
Dans des livres d'un niveau plus élevé, et dans de sérieux atlas pour adultes, il y a toujours cette inévitable variation d'échelle, destinée à placer sur une page d'un même format des pays d'étendue variant de celle de la Suisse à celle des Etats Unis! Si l'enfant ou l'adulte le veut, il peut faire ses comparaisons sur une planisphère ou sur une mappemonde. Combien le font? Combien savent que le delta du Gange est aussi grand que la Suisse, et celui du Nil moitié aussi grand ? Que Bornéo est aussi grand que la France? Que Sumatra est deux fois plus grand que l'Angleterre, que la Chine est un peu plus grande que les Etats Unis et que l'U.R.S.S. est deux fois plus grande que ces derniers, mais représente un peu moins de la moitié de l'Empire Britannique?
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N'est-il pas troublant, pour beaucoup d'adultes, de se trouver devant des faits de ce genre? Pourquoi? Parce que ces faits chamboulent des notions fondamentales, acquises dans l'enfance et passées dans l'inconscient, liées à d'autres dans un tout d'importance vitale. C'est la notion que notre pays, occupant toute une page de l'atlas, et plusieurs pages à la suite, est, forcément, le plus important du monde. Vidée, acquise une fois pour toutes, s'est amalgamée à un mélange affectif, né du besoin de sécurité et d'importance que ressent tout petit être qui cherche sa place dans le vaste monde qui l'entoure. Elle est satisfaisante et rassurante.
L'Ecole Internationale, grâce à M. Dupuy, s'est efforcée de renverser l'ordre de ces valeurs.
La règle est: ne mettre l'enfant en contact, au début, qu'avec l'image du monde entier, soit sous la forme de globe, soit sous celle de planisphère; ignorer délibérément, pendant plusieurs années, la carte du pays natal, sauf insérée dans la carte du monde; faire comparer très tôt les tailles relatives des pays divers, en en apprenant les noms; faire connaître les grandes régions naturelles, indépendamment des frontières; faire de la représentation du monde un espèce de terrain de jeux imaginaires.
C'est aller à rencontre d'un principe cher à la pédagogie moderne, cependant déjà exprimé par Toepffer dans son célèbre M. Crépin: "Aller du particulier du général, du connu à l'inconnu." Toute une théorie psychologique de l'acquisition des connaissances est impliquée là. Mais dans son empirisme, l'Ecole Internationale a constaté que les enfants allaient très volontiers d'emblée à l'inconnu, en l'espèce la mappemonde ou la planisphère, sans avoir besoin de passer par le plan de la chambre, celui de la ville, celui du canton, celui du pays, puis du continent, avant d'arriver au globe terrestre. L'enfant peut parfaitement être abstrait et synthétique, et Baudelaire le savait lorsqu'il écrivait .
Pour
l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers
est égal à son veste appétit.
Ah
! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux
yeux du souvenir que le monde est petit.
"Le vaste appétit"... il est là, très tôt, ne demandant qu'à être nourri, à s'incorporer à la personnalité naissante, à la délivrer de ses timidités. Mais on ne donne à cet appétit que la traditionnelle nourriture nationale, et il se rétrécit.
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M. Dupuy enseignait cette géographie synthétique en faisant construire la carte du monde par chaque enfant, par fuseaux, dans le cadre d'un réseau simplifié de méridiens et de parallèles. Un jour, un petit garçon peinait pour placer correctement l'île de Guam et soupirait: "Pourquoi M. Dupuy aime-t-il tant les îles perdues dans la mer? " Dix ans plus tard, ce petit garçon a sans doute compris l'utilité de connaître Guam.
Nous n'utilisons plus exactement, depuis 1940, la méthode cartographique de M.Dupuy, mais nos élèves dessinent leurs cartes, et on commence toujours par l'étude de la carte du monde.
Cette connaissance de l'image du monde doit d'ailleurs être complétée par de la géographie humaine, et la démographie peut étayer solidement ces notions des proportions relatives. Les questions de densité de population ont une énorme importance et passionnent d'ailleurs les enfants. Récemment, un petit Américain se trouva en état de révolte ouverte lorsqu'il apprit que la Chine avait plus d'habitants que les Etats-Unis. Il arrivait de son école primaire nationale, si sûr que son pays était le plus grand du monde!
Et je me souviens de l'étonnement d'un professeur, américain également, lorsqu'il constata sur un graphique que la densité des chemins de fer américains, au kilomètre carré, était très inférieure à celle de l'Europe. Il est vrai que la géographie n'est qu'un sujet à option dans les écoles secondaires des Etats-Unis, et assez rarement choisi.
Les jeunes Suisses, d'autre part, ont un choc à constater que Paris a une population égale à celle de toute la Suisse, tandis que Londres et New-York en ont une supérieure.
Que l'on veuille bien réfléchir que ce sont ces connaissances, ou ces ignorances qui conditionnent notre compréhension des articles de journaux que nous lisons quotidiennement. Ils nous parlent du monde entier, et nous savons si peu de choses de ce monde pour imaginer convenablement ce qu'on nous en dit. Un professeur de géographie me disait un jour: "Un auditoire s'esclaffe à coup sûr lorsque vous racontez que le Houang-ho a noyé 5 millions de paysans chinois dans sa dernière inondation. Mais il prendrait très au sérieux le moindre accident de chemin de fer dans son propre pays."
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Notre deuxième technique concerne l'enseignement de l'Histoire. Primo : nous introduisons l'enseignement de l'Histoire proprement dite beaucoup plus tard que dans la plupart des écoles nationales. Nous ne le commençons qu'à douze ans. Secundo, comme pour la géographie, nous donnons d'abord un enseignement d'Histoire universelle, dans lequel l'Histoire nationale vient s'insérer, toutes proportions gardées, autant que possible.
Quelles notions peuvent être assimilées avant douze ans? D'une part, le sentiment du temps écoulé fait entièrement défaut : autrefois, il y a longtemps, il y a dix, vingt, cent, mille ans ! Autant de formules dépourvues de sens et presqu'interchageables. D'autre part, l'Histoire, présentée à des enfants de moins de douze ans, ne peut être que "des histoires". Il faut absolument, pour intéresser l'enfant, la centrer sur des personnages qui, comme dans les contes, doivent être bons ou méchants, qu'on peut aimer ou haïr. Ainsi, dans tous les pays, l'humanité enfantine, nourrie d'histoire nationale, à l'aide de manuels forcément puérils, prend parti dans des querelles, ensevelies sous la poussière des siècles et passe jugement sur des vies humaines, faites de larmes et de joies, souvent de sang, vécues dans des conditions qu'elle est incapable d'imaginer. L'humanité enfantine devient l'humanité adulte et des fonctionnaires officiels se demandent sérieusement si Ton peut autoriser en France la projection du film anglais "Henri V* où l'on voit les chevaliers français vilainement battus à la bataille d'Azincourt. Et à la vue du film admirable, j'ai en effet vaguement senti se hérisser mon chauvinisme enfantin, à certains épisodes! Cette Histoire-histoires pousse des racines profondes et dangereuses !
Chaque enfant, dans chaque nation, possède très tôt sa galerie de "grands hommes", dont très peu sont internationaux, et il y restera volontiers fidèle toute sa vie. Ainsi l'Histoire enseignée à l'école primaire domine la vie de chaque nation car, fortement imprimée dans les jeunes mémoires, liée, comme la carte nationale, au concept-sentiment de sécurité et d'importance cher à l'enfance, elle ne cédera pas volontiers le pas à un enseignement plus tardif et plus vaste, donné au stade secondaire.
Donne-t-on d'ailleurs dans aucun pays, à ce stade secondaire, un véritable enseignement d'Histoire universelle ? Je ne le crois pas. Peut-être en Extrême-Orient? Je sais seulement, de science certaine, que ce qui est baptisé Histoire générale dans les pays d'Europe et d'Amérique est un programme où l'Histoire de l'Europe domine et où, selon les pays, l'Histoire nationale tient une part relativement plus grande que celle des autres pays. Jamais l'Histoire des pays d'Orient ou d'Extrême-Orient n'y est traitée autrement que par allusions, et uniquement lorsqu'elle est liée à une intervention ou une conquête européenne.
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J'y réfléchissais, l'an dernier, en écoutant le discours du représentant de l'Inde, à Lake Success, lorsqu'on hissa le nouveau pavillon de l'Inde libérée de son statut de colonie de la couronne britannique. Il essayait d'expliquer la "roue d'Asoka" qui ornait le centre du drapeau. Combien de gens, dans l'auditoire, savaient qui était Asoka, en quel siècle il avait vécu? Les Indiens ... et moi, supposais-je. Je vérifiais ensuite ma supposition; elle était juste. Moi, je ne le savais que parce que je m'étais fait un devoir d'enseigner l'Histoire de l'Inde aux élèves de l'Ecole Internationale, au même titre que l'Histoire des autres pays. J'enseigne Asoka aussi bien qu'Alexandre, Charlemagne ou Napoléon; et son règne et sa personne se trouvent chargés de beaucoup plus de signification, du point de vue international et pacifiste.
Je suppose que j'enfonce une porte ouverte, en parlant de la nécessité de réformer l'enseignement de l'Histoire, fréquente base du chauvinisme, afin de le rendre international. Cependant, j'insiste sur la nécessité de le retarder, plus importante à mes yeux que la nécessité de le réformer. Ne le donnez pas à l'âge où il ne peut pas être autre chose, international ou national, qu'une série de slogans sentimentaux se fixant dangereusement dans la tête des enfants et teintant à jamais les façons de penser et surtout de sentir.
A l'Ecole Internationale, nous faisons précéder l'enseignement de l'Histoire d'un préparation indirecte, qui dure quatre ans.
D'abord, nous promenons nos petits de 8 à 10 ans à travers le monde, en imagination, par des récits de voyages d'exploration, assez récents pour que l'ambiance soit facile à imaginer : les voyages polaires, une traversée nord-sud de l'Afrique, la traversée de l'Asie en automobile, etc. Chaque voyage est étudié sur un texte authentique, revécu, si Ton peut dire, avec beaucoup de détails, d'images, de cartes, de dessins. Ces réalités lointaines deviennent des réalités proches, et la familiarité se crée avec l'étrange, avec les distances, avec le monde en somme.
Puis, de 10 à 12 ans, nous avons emprunté au système belge Decroly les grands centres d'intérêts annuels, sur la nourriture, le vêtement, l'habitation, les moyens de transport. On étudie chacun sous son aspect géographique et historique; et la partie historique se rapportant à d'humbles objets de consommation ou d'usage, montre la lente et pénible transformation qu'ils ont subi jusqu'à acquérir leur aspect actuel. Sur cette base, le sentiment de la longueur de la route parcourue par l'humanité se crée peu à peu, avec le sentiment du temps.
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Alors, à 12 ans, on commence renseignement de l'Histoire universelle, en donnant à la Préhistoire, qui a précédé l'Histoire de mille siècles (contre 80 à peine) la place qu'elle doit avoir pour inspirer à chacun de nous l'humilité nécessaire lorsqu'il s'agira d'aborder l'étude des efforts et des succès plus récents des hommes. Selon la recommandation du Professeur Pittard, de l'Université de Genève, nous enseignons qu'il n'y a jamais eu, dans l'Histoire de l'Humanité, révolution plus profonde que cette qui fit passer les hommes du stade des chasseurs, pêcheurs et cueilleurs à celui des agriculteurs et des éleveurs. Puis nous mettons en valeur l'apparition des deux types de vie, sédentaire et nomade, qui s'opposent et qui sont à la source de beaucoup de conflits humains au cours de l'Histoire.
Pendant six ans, nous poursuivons cet exposé de l'Histoire universelle, et nos élèves apprennent les avatars de tous les peuples. L'Histoire de l'Inde, celle de la Chine et du Japon, celle de la Perse, sont synchronisées avec les événements de l'Histoire européenne, siècle après siècle. L'Histoire du continent américaine et celle du continent australien apparaissent à leur heure.
Nous avons dû créer notre propre manuel ronéotypé, qui est loin d'être parfait et devrait être revu par des spécialistes. Mais au moins, il essaye de préserver des proportions relativement juste entre ces diverses Histoires. L'Histoire de l'Europe prime encore, parce que c'est un fait qu'elle a pesé plus lourd qu'aucune autre dans la balance du destin des hommes. Mais la longue dignité de la civilisation chinoise, l'histoire romantique du japon, l'éclatement périodique et l'essai de réunion des parties de l'Inde, plus déchirée encore par la question religieuse que par les luttes politiques, ne sont pas lettre morte ou objet de curiosité exotique pour nos élèves. Tout cela fait partie de l'histoire des Hommes; là sont nos « Humanités ». On trouve là autant de grandeur et d'émotion humaine que dans les Humanités classiques. Le discours d'Asoka renonçant à la guerre est aussi beau que la mort de Socrate; l'histoire du petit Mikado japonais sombrant en mer dans les bras de la grand-mère qui le console, à la bataille de Dan-no-ura, est aussi poignante que le récit de la bataille des Thermopyles; la tendresse de Confucius pour les hommes est aussi noble que celle de Marc-Aurèle.
"Alors, Bouddha, c'était une espèce de Christ? " m'a demandé un gamin à la suite du récit de la vie de Siddatta Gautama. J'ai évité de répondre pour ne pas jeter le trouble dans son éducation religieuse chrétienne. Mais je suis sûre qu'il n'oubliera pas plus l'histoire du sermon au parc aux Cerfs de Bénarès que celle du sermon sur la Montagne.
Nos élèves n'abordent l'Histoire moderne et contemporaine que tardivement, au cours des deux dernières années d'école, alors qu'ils ont de 16 à 18 ans.
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Cela est aussi un propos délibéré. A partir de la Révolution américaine, l'Histoire n'est plus compréhensible, si ce n'est pas aussi une histoire des idées et des principes qui amenèrent les hommes à essayer de diriger leur destin, non plus de le subir. Ce sont des idées abstraites, sujettes à controverse. Il faut des esprits déjà évolués pour les comprendre et les discuter. Elles sont inaccessibles aux plus jeunes.
Ce fait est gros de conséquences si Ton considère à quel âge se termine l'âge scolaire pour beaucoup des enfants du monde!
Mais la connaissance de ces idées et de ces principes politiques et sociaux ou nom desquels se sont faites toutes les révolutions des cent cinquante dernières années, et qui sont loin d'avoir épuisé leur dynamisme, est aussi nécessaire à la compréhension des situations actuelles, exposées dans nos journaux ou par la radio, que la connaissance de la géographie politique, humaine et économique du monde. Avec le déroulement de l'histoire humaine comme toile de fond, ces faits sont le décor même de notre aventure présente; pas une discussion à un quelconque conseil des Nations Unies qui n'en évoque un élément ou un autre.
Géographie mondiale et Histoire universelle sont le patrimoine commun de tous les hommes, ignoré, hélas, de la majorité d'entre eux. Si vous voulez que leurs pensées se rencontrent, élevez-les dans la même "maison humaine", où a grandi la race entière et qu'elle a remplie du souvenir de ses "Gestes". C'est ce qu'essaye de faire l'Ecole Internationale: donner à tous les élèves un patrimoine commun. Mais beaucoup nous quittent avant la fin de leurs études, et d'autres nous arrivent en cours de route, et, pour beaucoup ces enseignements restent morcelés. Nous essayons d'y remédier par ce que nous appelons nos "Assemblées" où toute une section de l'Ecole est réunie pour écouter une causerie, voir des projections commentées ou un film, discuter une question exposée au préalable. C'est par un effort constant, dans tous les domaines, littéraires, artistiques, musicaux, scientifiques, que nous essayons de meubler leur imagination du patrimoine humain, et c'est, je crois, ce qui a créé ce climat où leurs amitiés internationales ont grandi, ainsi que certains en ont porté témoignage.
Je reste convaincue que de la présentation de la Géographie et de l'Histoire dépend, en grande partie, la possibilité de penser "universel", donc international. C'est l'un des moyens les plus efficaces pour tuer ce terrible soutien des nationalismes étroits et belliqueux, l'orgueil national, enraciné dès l'enfance dans la profondeur de l'inconscient.
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Cela ne veut pas dire qu'il faille "dénationaliser" les enfants. A l'Ecole Internationale, nous voulons que ce qu'il y a de particulier dans les mœurs, l'art, la littérature de chaque nation soit maintenu afin d'enrichir la vie de la communauté internationale. Pour cela nous ajoutons aux leçons de Géographie et d'Histoire internationales une heure chaque semaine que nous appelons "Culture nationale". Les enfants (à partir de 12 ans) sont divisés en groupes nationaux, et les petits Anglais, Français, Américains, Suisses, Indiens, etc., y apprennent à connaître leur pays, son passé, son art et ses coutumes par des détails vivants. Mais, cet enseignement est nettement subordonné à l'autre; il s'y insère pour l'enrichir, car nous faisons comparer aux divers groupes nationaux les résultats de leurs travaux. C'est à l'intérieur de la "prise de conscience du monde" que chaque enfant prend conscience de son propre pays.
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Une autre technique joue également : l'apprentissage et l'usage quotidien de deux langues vivantes.
L'Ecole Internationale, à sa fondation, a adopté les deux langues officielles de la S. d. N. , l'anglais et le français. Ce sont ses langues d'usage, obligatoirement enseignées dès l'âge de six ans et indifféremment employées dans l'école. Deux enseignements parallèles complets se poursuivent côte à côte, l'un en anglais, l'autre en français. Un élève suffisamment bilingue peut être, pour certains enseignements, à cheval sur les deux sections. C'est une organisation compliquée et délicate qu'il n'est pas de mon propos d'exposer ici.
Mais je voudrais insister sur le rôle que joue le bilinguisme partiel, parfois total, dans la formation d'un état d'esprit international. On a peut-être remarqué que certains témoignages cités n'étaient pas de la langue impliquée par la nationalité du correspondant. Il n'y à pas eu de traduction. Certains de nos élèves américains ou anglais écrivent et parlent couramment le français; beaucoup de ceux de langue française pratiquent l'anglais avec aisance sans avoir jamais été en pays de langue anglaise. Ceux des autres nationalités ont pour leurs études, adopté une langue dominante, soit l'anglais, soit le français.
L'enseignement bilingue, commencé très tôt, toujours donné par des professeurs enseignant leur langue maternelle, avec qui, hors de classe, on peut causer, la présence de camarades de l'autre langue, avec qui il faut "se débrouiller", tout cela donne des résultats assez rapides, pourvu que le séjour de l'enfant à l'Ecole soit de plus d'une année.
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C'est très commode de lire et de parler deux ou plusieurs langues.
Ce n'est pas seulement commode.
Cela marque notre façon de penser, surtout s'il s'agit de langues dont les génies sont aussi différents que le français et l'anglais. Langue latine, déductive et analytique, où la preuve doit être conduite de paragraphe logique en paragraphe logique, d'une conséquence déduite à une autre. Langue anglo-saxonne, synthétique et condensatrice où les mots-images se substituent souvent au raisonnement, où l'on peut juxtaposer les choses jusqu'au point où la conclusion sort de l'agglutination, comme, un diable d'une boite. Littératures sorties de ces méthodes diverses de pensée et d'expression, Tune explicite et fouilleuse, l'autre évocatrice et paysagiste. Tournures d'esprit, créées par ces habitudes, qui s'affrontent et s'opposent, fermés aux méthodes l'une de l'autre, dans maintes discussions internationales. On l'a vite constaté dans les débats de la vieille S.d.N.
Nous le constatons encore dans les débats des Nations Unies, et nous l'avons constaté dans notre humble cercle, aux débats entre professeurs de langue française et de langue anglaise, à l'Ecole Internationale.
Mais dès qu'un individu pratique vraiment les deux langues, il pratique les deux modes de pensée. En tous cas, il comprend le mode de pensée de son interlocuteur. Il n'est plus étonné et hostile. Et dès qu'il y a compréhension et familiarité, la possibilité d'entente est là: l'esprit international est né. Pratiquer deux langues, c'est avoir deux fenêtres ouvertes sur le même paysage, mais qui vous permettent d'en contempler deux aspects différents.
Il y a des pays bilingues, et si les puristes incriminent la pureté de leurs langues, je suis personnellement convaincue qu'ils y gagnent en esprit, sinon en bien dire. La Suisse en est un et j'ai nettement l'impression que l'adaptabilité des Suisses à toutes sortes de circonstances dans divers pays du monde a là une de ses sources. Le rôle d'une langue pour élargir l'horizon et amoindrir la notion "d'étranger" est très grand. Le seul fait de la parler avec quelqu'un dont elle est la langue maternelle a aussi une très grande importance, d'ordre psychologique. C'est pourquoi nous essayons d'avoir, comme professeurs de langues, uniquement des personnes enseignant leur langue maternelle.
Il n'est évidemment pas possible, dans l'état actuel des choses, d'imaginer que, dans toutes les écoles primaires du monde, on enseignerait une seconde langue. Mais ne pourrait-on pas s'arranger pour n'avoir, dans les établissements secondaires où les langues vivantes sont aux programmes, que
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des professeurs enseignent leur langue maternelle? Le contact des enfants avec ces professeurs créerait déjà la réalité internationale, si difficilement admise par ceux qui, cantonnés dans leur pays, bien embusqués derrière la masse de leurs concitoyens, considèrent instinctivement l'étranger comme bizarre, souvent comique, en tous cas inquiétant et souvent redoutable. Je connais les difficultés qui s'opposent à ces échanges de professeurs le langue: la préparation pédagogique, les conséquences de l'exil sur la vie de famille, sur les questions de retraite et d'assurances sociales. Je ne les crois pas insurmontables; la plus grosse opposition viendra, dans chaque pays, du corps actuel des professeurs de langue, qui défendra aprement sa position, justement contre l'invasion de "l'étranger"!
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Voilà donc les trois techniques de formation internationale qui me semblent jouer un rôle essentiel, aussi bien dans leurs parties négatives que dans leurs parties positives.
Mais il y en a encore quelques autres. Dans la plupart des écoles nationales, les enfants apprennent maintes choses, mais le commentaire des événements politiques et économiques contemporains ont rarement droit de cité à l'école. Terrain dangereux... Je sais cependant des exceptions: il y a des pays où le commentaire hebdomadaire de la radio nationale est utilisé pour tenir les jeunes au courant de ce qui se passe dans leur pays et dans le monde.
C'est une pratique à généraliser. Certains informations, en particulier celles d'ordre économique, font que même des enfants se rendent compte de certaines inéluctables nécessités et les empêchent de concevoir les affaires, du monde sous cet aspect enfantin où beaucoup d'adultes, malheureusement, les voient.
Les émissions radiophoniques sont une puissance et l'ont bien prouvé pendant cette guerre. Cependant, j'avoue préférer, dans une école, le commentaire oral, vivant, des événements mondiaux, fait une fois par quinzaine, ou une fois par mois. C'est ce que nous pratiquons depuis près de vingt ans à l'Ecole Internationale, dans ces Assemblées par groupes d'âge dont j'ai parlé plus haut.
Le monde change plus rapidement qu'il n'a jamais changé. Les conditions économiques ont des retentissements plus lointains qu'elles n'en eurent jamais dans le passé. Chacun de nous est un pauvre nageur se débattant au creux d'une vague, et peu capable de se rendre compte de l'état de l'océan au-delà. Les adultes le sentent bien. Ils essaient de s'orienter, par la lecture de leurs
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journaux, bien ou mal informés, plus ou moins tendancieux; du fatras des dernières nouvelles, des informations économiques et financières fragmentaires ou trop savantes, on essaie de dégager une ombre de réalité... quand on a le temps.
Et les adolescents, essaient-ils seulement? Il est stupéfiant de constater, dans une bibliothèque scolaire, où des journaux sont mis à la disposition des élèves, combien peu aiment à lire le journal, honnis les chiens écrasés et le feuilleton, pourvu qu'il soit policier. Et encore! Pour beaucoup, le dessin à légende, cette grande entreprise internationale lucrative d'exploitation de l'infantilisme humain, est le seul point intéressant et intelligible. Et je ne parle que des pays où l'illettré n'est pas supposé exister. La radio, qui se substitue à la lecture en est peut-être en partie responsable. Mais elle peut aussi guérir en partie le mal qu'elle fait. Comment s'y prend-elle ? Comment informe-t-elle? C'est selon les pays.
A l'Ecole Internationale, nous nous efforçons de donner des informations impartiales, aussi objectives et documentées que possible. C'est une besogne ardue pour le professeur qui s'y consacre, qui doit essayer de se tenir au courant, lire plusieurs sortes de journaux et tâcher de présenter le résultat de son travail de façon aussi intelligible et intéressante que possible. Si seulement il avait l'aide de textes préparés par des experts! Si les radios nationales consentaient à transmettre des textes à caractère international à des heures accessibles aux écoles, et d'une façon assez vivante pour capter l'attention des écoliers! Avec l'appoint d'une petite brochure, de source également internationale, un professeur intelligent pourrait, chaque quinzaine ou chaque mois (il ne faut pas en abuser, avec les enfants) stimuler l'intérêt d'auditoires scolaires, répondre aux questions après avoir écouté l'émission. Ce qui manque le plus, ce sont des statistiques récentes et honnêtes (celles des journaux sont parfois sujettes à caution), des comparaisons de chiffres, de la documentation économique déjà vulgarisée. Je l'ai déjà dit, les enfants adorent les statistiques.
L'Ecole Internationale a fait de son mieux, avec des possibilités exceptionnelles d'information par le fait qu'elle était à Genève, ville internationale, où l'on peut consulter et au besoin enrégimenter des experts. Mais je suis consciente que l'on pourrait faire beaucoup mieux avec l'aide consentie des institutions internationales elles-mêmes. Ce n'est peut-être pas très difficile à réaliser.
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Enfin, s'il s'agit de former des citoyens du monde, qui sachent leur qualité de citoyen, une autre technique est encore nécessaire, à mes yeux. Il faut une éducation qui éveille la conscience de la solidarité humaine, non pas seulement dans les domaines de la pensée et du sentiment, mais aussi dans le domaine de l'action. Il faut créer des habitudes d'entraide et d'action en commun.
A part les sports d'équipe, toutes nos techniques scolaires actuelles sont des techniques individualistes. L'entraide, en matière de travail scolaire, est généralement considérée comme un crime; c'est de la fraude.
Le souci de l'ordre matériel et social d'une communauté scolaire ne repose, dans la plupart des écoles et des pays, que sur quelques adultes qui le font régner, généralement, par des méthodes disciplinaires. Les mouvements dits "d'éducation nouvelle" ou "d'éducation active" réagissent bien, parfois à outrance. Mais quelle proportion de la population scolaire enfantine du monde touchent-ils? Une infime minorité. Combien d'écoles ont un "self-government * préparant les enfants et les adolescents à comprendre ce que sont les rouages nécessaires d'un gouvernement? Combien d'adultes ne stupéfie-t-on pas en leur disant, lorsqu'ils parlent de "l'Etat ": "Qui est-ce, l'Etat ? C'est vous, c'est moi, parce que nous payons nos impôts et que nous votons." Payer ses impôts! Affreuse exaction de celui que beaucoup considèrent encore comme le Prince, tout en l'appelant l'Etat ! Par contre, quand on en veut tirer prébende, on dit : "C'est le Prince qui paiera! ", du moins en pays de langue française. Certains pays sont plus évolués que d'autres à ce point de vue. Mais, il y a encore énormément à faire, pour les citoyens de bien des pays, sans parler des citoyens du monde...
Cela peut être fait, en partie, ex-cathédra; mais cela ne mène pas loin. On n'atteint pas par des leçons la partie profonde de l'être, ses habitudes de la vie. Tout exercice, toute pratique scolaire qui implique l'action en commun, la responsabilité, le travail d'équipe, sur le champ de sport, dans le travail de classe, dans l'entretien des locaux, dans la création d'une oeuvre, que ce soit une pièce de théâtre, l'organisation d'une fête, la construction d'un mur, l'entretien d'un jardin, tout cela contribue à former chez les enfants les habitudes de solidarité et d'entraide.
A l'Ecole Internationale, comme un ancien élève l'a fait remarquer, l'esprit sportif, avec le "fair-play ", a joué un grand rôle. A côté de cela les élèves administrent eux-mêmes une partie de leur vie de communauté, par des comités d'élèves. Ils interviennent dans les questions de discipline par des cours d'honneur. Une coopérative de consommation (papeterie et boulangerie) est gérée entièrement par eux, et l'assemblée générale des coopérateurs répartit les bénéfices, souvent considérables, soit en leur faisant
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faire retour à la communauté, par un don spécial, soit en les consacrant à une œuvre sociale. Il y a d'ailleurs un certain nombre d'autres écoles, de par le monde, qui pratiquent la coopérative scolaire. Elles doivent être encouragées.
L'habitude de la discussion amicale, franche et raisonnable, entre enfants et adultes, entre membres de divers comités, au sein de diverses assemblées plénières sont aussi des traits caractéristiques de l'Ecole Internationale ; ils font partie du souvenir qu'elle a laissé chez les anciens élèves qui ont porté témoignage. Dans quelle mesure cette technique sociale en a-t-elle fait des citoyens du monde, cela est difficile à apprécier; mais j'ai la conviction qu'elle a porté ses fruits.
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En résumé, pour créer un esprit de collaboration internationale, il nous a semblé nécessaire:
1. D'éviter tout ce qui peut créer la notion précoce de supériorité et le sentiment d'orgueil national.
2. De créer dans l'esprit des enfants, très tôt, une vision aussi exacte que possible du monde entier et des conditions de vie des hommes qui l'habitent.
3. D'affaiblir, par l'emploi courant d'une seconde langue enseignée par des professeurs dont c'est la langue maternelle, la notion d'étranger.
4. De créer, dans la pratique quotidienne de la vie scolaire, des habitudes de travail d'équipe, de solidarité sociale, d'entraide, de participation à la gestion de la chose publique.
J'insiste encore sur le "très tôt ", car beaucoup dépend de ce qui a été fait à l'heure où l'inconscient est encore en pleine fonction en train de lier intimement la vie affective à la vie intellectuelle. "Donnez-moi un enfant jusqu'à sept ans", disait, au XIXème siècle, quelque Père Jésuite, "je vous donne le reste ". Il avait raison. Les adultes, à plus forte raison les enfants, sentent plus qu'ils ne pensent. Il faut orienter très tôt l'attitude des sentiments "humains", dépassant la famille, le groupe social, la nation. Après tout, la preuve a été faite, abondamment, qu'on pouvait créer; par l'éducation, des attitudes "inhumaines ". Le gros du travail doit être fait dans la période de l'enfance, la période extravertie, celle du "vaste appétit"; la période de l'adolescence est une période introvertie, où la curiosité des jeunes se tourné vers eux-mêmes.
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Faut-il maintenant parler de possibilités de réalisations pratiques généralisées par l'action d'organismes internationaux, telle 1'UNESCO ?
Voici quelques suggestions, à titre de sujets d'étude .
On pourrait parler de conventions internationales en matière de programmes d'instruction primaire, de programme minimum commun de géographie et d'histoire. Peut-être... C'est bel et bon. Mais... les outils manquent.
Les outils? Ce serait d'abord un Atlas international, publié en cartes muettes sur lesquelles se superposeraient des transparents portant la lettre en chaque langue nationale ; un atlas, où le monde, en tant que tout, aurait la première place ; où des représentations comparatives des divers pays suivraient avec des statistiques abondantes, sous forme de graphiques parlants. Un atlas coûte cher à éditer. Les écoles primaires de beaucoup de pays ne peuvent s'en payer. Je sais ce dont elles se servaient avant cette guerre, car nous avons fait, à l'Ecole Internationale, une collection d'atlas scolaires de presque tous les pays du monde. C'est un peu triste.
Une publication mondiale serait un bienfait, parce que, à l'échelle mondiale, le prix de revient baisserait.
La publication d'un manuel (de plusieurs, selon les époques) d'Histoire universelle, utilisables par tous les pays, semble beaucoup plus chimérique. Arriverait-on à mettre d'accord une commission d'historiens nationaux, chargée de l'élaborer? J'en doute. En tout cas, ce serait une œuvre de longue haleine. En attendant, les générations d'enfants coulent sans arrêt, comme l'eau d'une rivière qui va se perdre dans la mer, selon l'image d'H. G. Wells.
Mais on pourrait peut-être envisager la publication de tableaux et de films synoptiques, en diverses langues. Il existe déjà quelques films de vulgarisation intéressants, mais généralement aussi pleins d'erreurs techniques que de bonne volonté. J'en ai vu un récemment où une série de cartes animées, montraient, de façon frappante, la croissance de la civilisation autour de la Méditerranée. Ne pourrait-on mettre en rapport experts et cinéastes et faciliter aux écoles la distribution de ces films, jusqu'ici commerciaux, et de la catégorie "parents pauvres " des films documentaires? Dans ce domaine du film, il y a énormément à faire. Il ne faut pas nier l'excellente besogne que fait, indirectement, le film commercial, de quelque catégorie qu'il soit, en montrant des pays divers, leurs mœurs, leur façon de vivre. Le malheur est que la plupart d'entre eux, pour toutes sortes de raisons, ne sont guère bons à montrer aux enfants, et dans beaucoup de pays, interdits pour eux, justement à
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l'âge où ils sont impressionnables. Il y a là un vaste champ d'action, tout un mondae de possibilités, qui devrait être organisé dé façon pratique.
UNESCO pourrait-elle s'en occuper? Pourrait-elle être également un centre de diffusion radiophonique, de commentaires précis et documentés sur les faits fondamentaux concernant les événements mondiaux contemporains ; des émissions retraduites en diverses langues, seraient accompagnées de brochures complémentaires quelque chose dans le genre des informations diffusées par un service de géostatistique qui a existé pendant un certain temps.
Enfin, tout ce qui peut créer des contacts personnels internationaux est à soutenir: échange d'écoliers, échange d'étudiants, échange de professeurs. L'affaire est en assez bonne voie dans le domaine des études supérieures. Mais elle est inexistante, ou presque, au stade primaire et difficile à réaliser au stade secondaire. C'est une chose grave que de dépayser un enfant, même pour une année seulement, au cours de sa scolarité secondaire. Chose étrange, l'Ecole Internationale a constaté que la pierre d'achoppement à une synchronisation des programmes secondaires était les Mathématiques, science universelle s'il en est! Il y a autant de méthodes pour aborder et poursuivre l'étude des mathématiques qu'il y a de pays, ou presque. Mais peut-on espérer qu'un congrès international de mathématiciens arriverait à se mettre d'accord sur un programme commun en moins d'un siècle ?
En attendant, échangeons les enfants pendant les vacances, si insuffisant que cela soit (car souvent, cela ne fait qu'accentuer la notion "d'étranger", au lieu de la minimiser. Le contact n'est pas assez long et le mal du pays intervient). Echangeons des étudiants et échangeons, le plus que nous pourrons, des professeurs.
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J'ai parlé longuement des expériences faites à l'Ecole Internationale de Genève. D'autres écoles en ont faites de leur côté.
Il me semble que si l'on veut travailler sérieusement, sur des bases éprouvées (se méfier du mot "expérimental" qui effraie les parents), il faudrait qu'une grande institution, puissante comme l'UNESCO, s'intéresse à un certain nombre d'écoles témoins, dans divers pays et dans diverses conditions, afin de stimuler et de contrôler leurs expériences.
Il se trouve aussi, qu'aux divers sièges des grandes institutions internationales, où cohabitent souvent des organismes internationaux officiels et des bureaux internationaux privés, une école internationale analogue à celle de Genève peut
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rendre d'insignes services aux fonctionnaires internationaux expatriés avec leur famille. Car une école internationale peut conserver les éléments indispensables de chaque éducation nationale tout en internationalisant l'esprit. Il se trouve aussi que ce rassemblement d'enfants de nationalités et de races diverses forme un groupe particulièrement favorable aux observations pédagogiques fécondes dans le domaine de la compréhension internationale. Ce sont, de façon toute naturelle, des milieux témoins, favorables à des écoles-témoins.
Ces écoles-témoins auraient besoin d'être stimulées, ou appelées à l'existence, peut-être guidées. N'est-ce pas une grande œuvre à entreprendre pour la section éducative d'UNESCO?
M.-Th.
Maurette,
Directrice
de l'Ecole Internationale de Genève.
5 Juin
1948
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